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Monday, May 14, 2007

*QU’EST-CE QU’UN INTELLECTUEL ? : La pensée, une manie française*



*** Les Britanniques détestent passer pour des intellectuels et se moquent volontiers des beaux parleurs français. La culture du débat est pourtant bien plus vivante à Londres qu’à Paris, juge l’historien et politologue anglais Timothy Garton Ash.

La personne assise à côté de vous est-elle un(e) intellectuel(le) ? Et vous-même ? Ou bien fuyez-vous cette étiquette comme la peste ? L’autre soir, j’ai demandé à un commentateur qui est à mes yeux le type même de l’intellectuel britannique s’il se considérait comme tel. J’ai vu passer une lueur d’inquiétude derrière ses lunettes, puis il m’a répondu : “Non, jamais de la vie !” Et pourquoi pas ? “Parce que j’ai peur d’être atteint du syndrome de l’imposteur.”
Dans son excellent livre Absent Minds : Intellectuals in Britain* [Esprits absents : les intellectuels en Grande-Bretagne], l’historien des intellectuels Stefan Collini retrace cette longue tradition britannique de déni. Des gens qui, dans d’autres pays, seraient qualifiés d’intellectuels refusent de reconnaître qu’ils le sont. Ce que Collini appelle la “thèse de l’absence” voudrait que, contrairement aux Français, aux Polonais ou aux Autrichiens, nous n’ayons pas d’intellectuels. Les intellectuels commencent à Calais. “Intellectuel britannique” serait un oxymore, une contradiction dans les termes, au même titre que “bombe intelligente”. L’anglais parlé regorge d’épithètes un peu péjoratives ou moqueuses : egghead [tête d’œuf], highbrow [grosse tête], boffin [expert], telly don [intello médiatique]. Le qualificatif “soi-disant” accompagne le mot “intellectuel” comme un garde du corps. Les guillemets d’ironie ne sont jamais bien loin.
Collini affirme à juste titre que nous nous faisons des idées fausses sur nous-mêmes. A cet égard, comme à bien d’autres, nous sommes moins exceptionnels et plus européens que nous ne voulons bien l’admettre. Mais que cela signifie-t-il d’être un intellectuel ? Collini distingue trois sens différents. Premièrement, le sens subjectif, personnel : quelqu’un qui lit beaucoup, s’intéresse aux idées, s’adonne à la vie de l’esprit. C’est ce qu’on a en tête lorsqu’on dit d’un ami ou d’un parent qu’il est “un peu intello”. (Généralement, c’est dit sans méchanceté, cela désigne une marotte, un passe-temps inoffensif.) Vient ensuite l’acception sociologique : l’intelligentsia en tant que classe, ce qui peut s’appliquer à tous les diplômés de l’université. Mais cet emploi sociologique n’a jamais vraiment pris en Grande-Bretagne, contrairement à ce qu’il en est en Europe centrale et orientale, où il s’inscrit dans la grille de lecture courante. Enfin, et c’est l’aspect le plus important, le terme d’intellectuel recouvre un rôle culturel, que Collini tente de définir très précisément. Dans ce sens, un intellectuel est d’abord quelqu’un qui a atteint un certain niveau de création, d’analyse ou de recherche, puis qui se sert des médias et autres canaux d’expression pour intervenir sur des sujets qui intéressent un large public, aux yeux duquel il devient une référence – ou du moins une figure, une voix reconnue. La définition que j’avais tenté de donner il y a quelques années lors d’un débat avec des intellectuels tchèques n’en était pas très éloignée : “Un intellectuel est un penseur ou un écrivain qui intervient dans le débat public sur des sujets politiques, au sens le plus large du terme, tout en s’abstenant délibérément de rechercher le pouvoir.” Pour moi, ce dernier critère est très important, même s’il est rejeté par des intellectuels comme Václav Havel, qui se sont lancés dans la politique avec un grand P.
Depuis les années 1980, nous désignons ces personnes sous l’appellation d’“intellectuels publics”, une expression qui nous vient des Etats-Unis. Mais, si l’on entend par “intellectuel” quelqu’un qui joue le rôle décrit plus haut, alors, “intellectuel public” est un pléonasme et “intellectuel privé” un oxymore. Quelqu’un qui vit en ermite ou en reclus peut être “un peu intello”, mais la participation au débat public est le trait caractéristique de l’intellectuel au sens culturel. Le fait que l’on puisse toucher un large public seulement après sa mort vient encore compliquer les choses. Seules onze personnes ont assisté aux obsèques de Karl Marx, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’un des intellectuels politiques les plus influents de tous les temps. Il y a, pour ainsi dire, des publics posthumes.

Quand les intellectuels britanniques décrient ou rejettent le terme d’intellectuel, ils ne font parfois qu’exprimer l’aversion de l’empirisme britannique pour certaines formes de théorisation plus abstraite, chères à l’Europe continentale. C’est un peu ce que voulait dire George Orwell, quand, dans une correspondance privée, il qualifiait Jean-Paul Sartre de “baudruche”. Comme le dit le poète James Fenton dans son Manila Manifesto, “nous disons à la France : Aut tace aut loquere meliora silentio – si tu n’as rien d’intéressant à dire, tais-toi.” “Où est la substance ?” se demandent les Anglo-Saxons à propos de Jacques Derrida, Louis Althusser ou Martin Heidegger. Mais ce n’est là que le choc de différentes traditions intellectuelles. Et puis, généralement, plus on est à droite sur l’échiquier politique britannique, plus on est suspicieux vis-à-vis des intellectuels. Les communistes britanniques étaient heureux d’avoir leurs “intellectuels du Parti” (ce qui explique l’hostilité d’Orwell à cette étiquette), tandis que l’historien et journaliste conservateur Paul Johnson, grand intellectuel s’il en fut, a consacré un livre entier à dire tout le mal qu’il pensait des intellectuels.

Mais les faits sont là, et invoquer “les faits” est bien sûr un trope classique d’intellectuel anglais : la Grande-Bretagne a aujourd’hui l’une des cultures intellectuelles les plus riches d’Europe. Ici bien plus qu’en France, patrie des intellectuels**, les idées, la politique, les livres font naître des débats authentiques, solides, créatifs, touchant un large public. La rive sud de la Tamise est moins élégante, mais plus vivante intellectuellement que la rive gauche de la Seine.
Aucun autre pays du monde, à part les Etats-Unis, ne compte autant de think tanks. Il ne se passe pas un mois sans qu’il y ait un nouveau festival littéraire où les gens font la queue pour écouter une cohorte d’eggheads et de boffins. Nous avons les meilleures universités d’Europe, et certains professeurs britanniques se débrouillent pour échapper aux griffes quasi soviétiques de l’horrible Research Assessment Exercise [Programme d’évaluation national de la recherche] et autres cauchemars bureaucratiques pour partager leur savoir avec un large public. Nous avons la BBC, et notamment BBC Radio, pour les y aider. En présentant ses projets pour l’avenir de la BBC à la mi-avril, son directeur général, Mark Thompson, a réaffirmé son engagement en faveur du troisième des grands principes de lord Reith [le premier directeur de la BBC] – “instruire” (les deux premiers étant “informer” et “divertir”).
Nous avons des maisons d’édition commerciales qui parviennent à faire découvrir des œuvres sérieuses à un vaste lectorat. (La situation de nos librairies n’est guère réjouissante, mais heureusement on peut toujours se rabattre sur le site d’Amazon.) Nous avons des revues intellectuelles de premier ordre : Prospect, The Times Literary Supplement, The Guardian Review, The London Review of Books, OpenDemocracy, et j’en passe. Grâce à l’anglais et à l’intensité des échanges culturels transatlantiques, nous sommes également en prise directe avec les grands débats qui ont lieu non seulement aux Etats-Unis mais dans l’ensemble du monde anglophone. Internet et la blogosphère offrent des possibilités extraordinaires à toute personne pensante qui veut faire ses premiers pas d’intellectuel (public). Si l’on a quelque chose d’intéressant à dire, on rencontrera toujours son public – et pas seulement un public britannique, mais mondial.
En somme, les intellectuels britanniques ne se sont jamais aussi bien portés. Alors, qu’importe qu’ils continuent à nier leur propre existence ? C’est peut-être même un garde-fou utile contre cette suffisance que l’on trouve parfois chez les intellectuels d’Europe continentale – contre la tentation de devenir un Bernard-Henri Lévy, pour ainsi dire. Laissons le mot aux Français, nous nous contenterons de la chose.

* Ed. Oxford University Press, 2006.
** En français dans le texte.

Timothy Garton Ash
The Guardian

Courrier International

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