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Wednesday, September 19, 2007

***Partenaires et concurrents: les conflits dans les relations économiques***



***La France protège ses entreprises nationales contre les investisseurs étrangers. Les marchés allemands sont ouverts et hostiles aux interventions politiques. Henrik Uterwedde révise ces opinions courantes et propose, comme alternative, un patriotisme économique européen.

La France et l'Allemagne entretiennent des liens particulièrement étroits en matière d'investitions et de commerce. 2 700 entreprises allemandes et 1 400 firmes ou filiales françaises sont installées dans le pays voisin. Les deux pays représentent les économies les plus importantes de la zone euro. Ils représentent aussi un modèle économique et social continental européen qui cherche un équilibre entre le marché et la réglementation. Pour toutes ces raisons, une véritable communauté d'intérêts existe entre les deux nations qui aiment par ailleurs se désigner elles-mêmes comme étant "le moteur" de l'intégration européenne.

Seulement voilà: le deux pays ne sont non seulement des partenaires, mais aussi des concurrents. L'ambiguïté de cette relation est devenue plus que jamais visible dans l'histoire des deux grands consortiums franco-allemands Aventis et EADS, qui jouaient jadis le rôle de modèles quand il s'agissait de priser la bonne coopération bilatérale. Dans ces deux affaires, l'amitié franco-allemande, maintes fois louée, a été rudement mise à l'épreuve par des intérêts politiques nationaux divergents.

La société pharmaceutique franco-allemande Aventis, née de la fusion de la société Hoechst avec Rhône-Poulenc, a connu certaines turbulences en 2004. Alors que la direction était pour une coopération avec l'entreprise suisse Novartis, le gouvernement français, du ministre des finances jusqu'au Président de la République, a exercé une forte pression, qui a abouti par imposer une décision "française" (la reprise par Sanofi-Synthelabo). Dans ce contexte, la création d'une grande société française pharmaceutique a été désignée comme "stratégique pour la France" par le Premier ministre alors en exercice, Jean-Pierre Raffarin. Il n'a pas été question des intérêts allemands. Le gouvernement allemand a été gardé à l'écart du contentieux, et s'est vu réduit au rôle de spectateur impuissant.

Cette expérience, vécue de manière négative par les Allemands, a eu des répercussions, lorsque la "société modèle" franco-allemande EADS a été à son tour victime de nouveaux remous les mois derniers. L'entreprise a souvent été affichée comme le bon exemple de la coopération industrielle entre les deux pays et de la construction concluante d'une industrie aéronautique européenne forte. Des problèmes techniques et des retards de plusieurs mois dans la délivraison du nouveau modèle A380 ont été à la base de cette crise de l'entreprise. Les nombreux sites de production et la structure d'une direction doublée franco-allemande, entre autres, ont causé des problèmes de côut et d'efficience au sein de l'entreprise. Dans l'analyse des causes et dans la recherche de solutions pour surmonter la crise, les controverses franco-allemandes ont pris de l'ampleur et menaçaient même de dégénérer. Les discussions sur la structure à adopter pour la nouvelle direction, mais aussi sur le choix des sites de production n'étaient plus menées par l'entreprise elle-même mais dans les hautes sphères de la politique. Cette fois-ci, c'était le tour de l'Allemagne, qui ayant gardé un mauvais souvenir de la politique unilatérale française dans l'affaire Aventis, a multiplié les pressions en faveur d'une stricte parité franco-allemande dans la résolution des questions concernant la direction de la société, l'adaptation des structures et le choix des sites rentables.

Le conflit semble être réglé pour l'instant, mais depuis, l'ambiance entre les deux pays est caractérisée par la méfiance. Les deux côtés se reprochent mutuellement leur "nationalisme" et chaque prise de décision chez EADS est scruté pour détecter qui est le "gagnant" et qui le "perdant" : en somme, des comptes d'apothicaire qui passent à côté des vrais problèmes de gestion et de compétitivité de l'entreprise. Autant il est vrai que sans la coopération politique entre les deux nations Airbus et l'EADS n'existeraient pas aujourd'hui, autant l'intervention systématique de la politique nationale dans les affaires internes de l'entreprise est problématique pour l'avenir d'EADS. Il est souhaitable qu'à long terme on trouve une structure actionnariale et un modèle de direction capables d'épargner à l'entreprise une trop grande politisation qui pourrait lui être fatale.

Cependant les différences d'intérêts ne représentent qu'une partie du problème. En ce qui concerne la culture économique des deux pays, des fossés semblent se creuser. La France est dans la tradition du colbertisme, qui veut que l'intérêt national exige du pouvoir la protection des producteurs nationaux par tous les moyens disponibles. Les hommes politiques français, tous bords confondus, sont largement d'accord pour dire qu'un tel patriotisme économique est un devoir de tout gouvernement. Le fait que les voisins soient irrités par cette attitude, que la Commission européenne critique "le discours nationaliste" de la politique française et que le "Financial Times" (du 3 mars 2006) s'amuse à parler de la "ligne Maginot pour les entreprises françaises" n'impression guère les responsables français, au contraire : toutes ces réactions semblent renforcer leur détermination de poursuivre une telle politique. Le Président Sarkozy défend cette forme de patriotisme économique en faveur des consortiums nationaux avec une ferveur particulièrement farouche. C'est ainsi que l'été 2007 Sarkozy a fusionné le grand groupe public Gaz de France avec la société privée Suez et qu'il a annoncé d'autres démarches dans le même sens afin, dit-il, de "protéger les marchés et les groupes" français.

L'Allemagne a une toute autre tradition économique. Les marchés ouverts et l'indépendance des entreprises sont d'une importance primordiale, tandis que la méfiance vis-à-vis des interventions politiques directes, ayant pour objectif l'intérêt "national", est très répandue. Cela n'empêche pas, dans la pratique, la mise en œuvre de certaines formes subtiles de politique industrielle dans les Länder, par exemple. Aussi, l'étroite alliance entre l'industrie et les banques a su, plus ou moins tacitement, jusqu'aujourd'hui, préserver les grands groupes allemands d'une prise de contrôle étrangère ("Deutschland AG"). L'économie allemande est beaucoup moins ouverte aux capitaux étrangers que la française. Le grand débat actuel autour des "fonds souverains" contrôlés ou gérés par certains Etats, et d'éventuelles répercussions néfastes de ceux-ci sur les entreprises allemandes montre que le public allemand réagit de façon de plus en plus sensible face à une possible influence d'intrus indésirables et que la politique envisage de prendre des mesures de protection appropriées.

Au fond les positions sont moins controverses qu'elles ne le semblent au premier abord. Car derrière la fanfare de trompettes du patriotisme économique français, la pratique reste, elle, bien plus modérée et n'est même pas si différente de celle d'autres États comme, par exemple, de celle des Etats-Unis. Et inversement, le discours libéral allemand cache souvent des pratiques interventionnistes. Toutefois les questions à savoir dans quelle mesure l'économie peut être politisée et jusqu'où les marchés doivent rester ouverts suscitent régulièrement des divergences entre Berlin et Paris.

Conclusion : La logique nationale de confrontation inhérente au « patriotisme économique » est un vrai poison, non seulement pour les relations franco-allemandes, mais aussi pour l'économie européenne. Le conflit autour de EADS nous a montré que la création de groupes franco-allemands par voie politique mène à une impasse. Les deux gouvernements ont mieux à faire : par exemple, établir des règles communes pour une "économie sociale de marché européenne", ou surmonter les obstacles structurels à l'émergence d'une économie de la connaissance performante. C'est ainsi qu'ils pourraient promouvoir, au meilleur sens du terme, un patriotisme économique européen.


Henrik Uterwedde
Eurotopics

"Le retard de livraison sur le nouveau Airbus A 380 a été lié à la politisation de l'entreprise franco-allemande"Photo: AP

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